Mes beaux amis, voici la suite de l’histoire…
J’ai enfin avalé toute la poussière des archives et je sais désormais que notre bibliothécaire met deux sucres dans son café. Il est temps pour moi de partir avec mon histoire en poche. Mais quelque chose me chagrine, qu’est-il arrivé à tous ces gens ? A ce quartier construit « tous ensemble »?
Le Nord Eclair, qui semblait être un vrai journal d’infos à l’époque, nous parle alors de milliers de personnes virées chaque jours, d’un Giscard, triomphant d’abaisser les barrières douanières (j’ai aussi retrouvé un Charlie Hebdo, avec un dessin de VGE qui dit : « c’est le libéralisme ou ma main dans ta gueule ! » héhé ces gauchos), mais aussi de la sortie en salle de Vol Au dessus d’un Nid de Coucou. Un journaliste un peu impertinent (j’en connais un autre !) oppose même la saine « maladie mentale » de Jack Nicholson à la folie de l’époque.
Et bien allons voir ce quartier utopesque, ou ce qu’il en reste ;
Tout d’abord rien. Il m’a fallu en effet trois petites excursions pour comprendre que je n’étais pas le bien venu. J’étais en effet toujours gentiment mais fermement sommé par 3 ou 4 types de passer mon chemin ou de le rebrousser (ce qui me laissait quand même une marge de manœuvre, hein !). Le dealer et le sociologue n’ont jamais eu de très très bonnes relations, parce qu’il lui faut toujours un temps pour comprendre qu’on peut avoir envie de se balader dans un quartier dégradé sans nécessairement chercher de la drogue. Il me fallait aussi un petit temps pour comprendre qu’un mec classe moyenne qui vient se balader dans un quartier dégradé, cherche nécessairement de la drogue.
Seulement le sociologue est malin comme un singe (ou comme un sociologue !), il use de tactiques pour esquiver son ennemi, il évite par exemple de dormir au sol, et se réfugie dans les arbres à l’abris des prédateurs, il s’achète aussi un réveil matin, pour aller chasser à l’aube, quand le dealer dort encore.
Ce vendredi, il fait un soleil radieux sur Roubaix, il est 9h30 et je m’engage dans le quartier. Il paraît que j’ai un gros défaut : c’est que je ne sais absolument pas prendre de photos. Je considère que j’ai aussi une grande qualité : c’est de ne pas vouloir les montrer. Ce sera donc à vous d’imaginer la brique rouge, mais je ne me fais pas de souci, confrères lillois (en cas de panne, il y a toujours google maps). Etonnant de marcher dans une ville ou chaque pierre vous est familière sans l’avoir jamais vue. Tout n’est pas fini et certaines courées paraissent encore fraîchement détruites. Un vieil homme noir regarde le temps passer. Et maintenant que j’y pense, je me sens un peu Mc Nulty marchant en plein Baltimore. Me revoyant faire le tour du pâté de maison, il ne semble pas plus étonné que ça. Au coin de la rue, un magasin dont la devanture manque de peinture fraîche, on peut y lire : « spécialités espagnoles, italiennes, polonaises, marocaines, algériennes ». Je me demande s’ils ont respecté l’ordre d’immigration. En fait à part ses boîtes aux lettres ouvertes, ce quartier pue l’ennui. En repassant j’aperçois un panneau de la ville : « Ici Roubaix crée le quartier de la création ! » Comprenez : « Ici Roubaix tente de dégager les gens grâce à la culture ! ». Je retourne chez moi un peu triste. Oh et puis merde, je sais pas trop ce que j’avais imaginé.
Quelques jours plus tard je reçois le programme de la conférence, rien d’anormal, je vois mon nom là où il devrait être. Mon père me fait tout de même remarquer que c’est à Matignon. Je manque sérieusement de m’étouffer, j’avais oublié ce détail. Ouf le nouveau gouvernement vient juste de passer, le collaborationnisme ne m’a jamais vraiment tenté.
Pluvieux dans le 7ème arrondissement, bizarre ce temps. Tout se passe bien, je bafouille un peu mais rien d’anormal, noyé dans la masse d’intervenants. On s’applaudit beaucoup, on se fait remarquer à quel point on a été brillant, et caustique. Je pense que la même conférence a eu lieu il y a quarante ans, et qu’un type s’était levé mécontent de perdre sa maison, et avait demandé aux intervenants si un seul d’entre eux avaient jamais habité la courée ! Ca avait du créer un sacré silence dans la salle. Triste qu’aujourd’hui plus personne ne se soit levé.