Mardi soir, quand j’ai quitté la faculté, il y avait 100 militaires (distinguons : 30 CRS avec boucliers, 40 militaires, 20 gendarmes, 10 policiers) pour sécuriser mon départ. Désolé, je n’ai pas pu prendre de photos : ici peut-être plus qu’ailleurs, prendre les militaires/forces de sécurité/policiers en photo est du plus déplorable effet et vous vaut généralement l’animosité de ces personnes. Ce sera donc un billet sans photo prise dans l'action. Tant pis pour vous les enfants, mais il faut parfois s’habituer au texte sans image comme les grandes personnes. Etre enfin sérieux. D’autant plus que nous allons parler politique.
[edit] : finalement, grâce à mes reporters toujours au plus proche de l'évènement, j'ai quand même quelques images ... et même un petit film
Le matin, les journalistes et quelques CRS attendent. La journée sera longue ...
Faculté, militaires, politique, ce triptyque tourne en vos esprits obtus d’étudiants français naïfs. Malgré de gros efforts, vous ne parvenez pas à faire de lien entre ces trois termes. Maintenant, j’ajoute le mot « amicale ». Las, vous criez de douleur tant le supplice intellectuel est violent. Vous m’ordonnez d’arrêter cette torture.
« En France », il y a dans chaque faculté un B.D.E., sorte de comité apolitique mis en place pour divertir les étudiants par de saines activités, comme les soirées open-bar et autres grivoiseries. J’espère que personne ne contestera ma vision d’un B.D.E. fondamentalement voué à amuser la galerie (je ne parle pas du B.D.A., institution ô combien sérieuse toute à sa tâche incommensurable de promouvoir la culture en ces temps difficiles où l’on trouve plus de philistins dans les couloirs de l’I.E.P. que de brins d’herbe dans une prairie normande). L’élection de B.D.E. ne se fait guère sur des critères idéologiques, mais plutôt sur les affinités que l’on a avec ses membres (...) et éventuellement une comparaison de propositions de soirées, sorties, voyages... A sciences-po Lille, chantres de la démocratie que nous sommes, nous sommes d’ailleurs parvenus à supprimer l’élection des bureaux car nous nous rendons bien compte que ce vulgaire sondage sur notre plus vil intérêt personnel ne saurait se parer du noble attribut d’élection, avec toutes ses connotations mélioratives de participation citoyenne et d’élaboration d’une volonté générale portant sur l’intérêt commun. Un peu plus corsées sont les élections au C.A., attendu que les représentants des étudiants ont un pouvoir dans la gestion de l’établissement. Comme l’établissement régit l’intérêt personnel de tous (alors qu’on peut toujours se trouver des amis en dehors du B.D.E. ...), il est inévitable que des factions soit-disant politiques s’emparent des élections au C.A. comme d’une lutte pour le pouvoir en se croyant investie de la lourde charge de décider elles-mêmes de cette étrange notion de bien commun. Chacun aura remarqué que l’année dernière, la liste de vague inspiration « socialiste » a partagé les sièges avec « ca déménage » (moins politique certes, mais tout aussi révélatrice des aspirations de la plupart des occupants de l’IEP) et même avec l’utra-gauchisant « courant alternatif », la liste « de droite » n’obtenant aucun siège (quel camouflet politique !).
Pourquoi ce long détour ? Pour régler mes comptes ? Peut-être. Mais surtout pour vous annoncer qu’ici, ces élections n’existent pas. En effet, les étudiants n’ont pas voix au chapitre au conseil d’administration. Les « amicales » étudiantes sont en revanche ce qui se rapproche le plus de nos « bureaux ». Ces amicales ont des préoccupations importantes pour le bien-être des étudiants : installation et rénovation des machines à café, gestion des photocopies, des points d’accès à internet, organisation de sorties plus ou culturelles, de soirées plus ou moins arrosées, d’un voyage plus ou moins touristique... Leurs revendications sont transmises à la direction, qui a le droit de ne pas les écouter, mais elles disposent chacune d’un budget propre. L’élection de ces amicales, pensez-vous, doit être un événement bien primesautier. Détrompez-vous. Depuis une semaine (l’ouverture de la « campagne »), une voiture de police veille dans notre rue. Le contrôle des cartes d’étudiant à l’entrée de la faculté garde toute sa rigueur, et il apparaît même sur le campus des sciences humaines.
Pourquoi donc ? La « campagne » apparaît comme un divertissement bon enfant : des étudiants aux tee-shirts floqués « Be positive » t’offrent du kneffé (pâte et fourme sucrée arrosés d’un sirop de miel et fourrés dans du pain au sésame ; évidemment Léa Dony, c’est succulent), des stylos, des balles anti-stress, ils organisent des jeux de fête foraine (ici, deux étudiantes jouent au chamboule-tout ; là, deux équipes tirent sur une corde en essayant de faire passer une ligne centrale à l’équipe adverse...) et font venir des jongleurs, des cracheurs de feu etc ...
« L’année dernière, les gens se sont battus avec des chaînes en fer ; il y a eu une bagarre générale ».
Soit.
Aussi légère qu’elle en a l’air sur le papier, l’élection des amicales donne lieu à une opposition entre les deux principaux mouvements politiques au Liban et revêt de ce fait une grande importance aux yeux de nombreux étudiants politisés. Pour simplifier, hormis quelques personnages étranges (des « indépendants » ou encore un candidat « vert » qui a obtenu 3 voix), les listes se réclament soit du « 8-mars », soit du « 14-mars ». Pour ceux qui ne sont pas au fait, un rapide coup d’oeil à l’article de wikipedia sur la politique du Liban vous expliquera brièvement que le « 8-mars », ce sont les « pro-syriens » peu partisans d’un retrait inconditionné (sic) des troupes syriennes du pays en 2005, avec pour principaux partis le Hezbollah (chiite) et le Courant Patriotique Libre du général Aoun (chrétien). Comme le Hezbollah, ce dernier a un drapeau orange :
Le camp du « 14-mars » fait figure de camp « pro-occidental » mais je vous promets (rappelez-le moi) un topo crédible sur la vie politique libanaise, bien qu’apparemment il faudrait plus que 3 pages sous openoffice pour traiter ce sujet. Pour ce qui nous intéresse, le « 14-mars » c’est le courant de Saad Hariri (principal leader sunnite, fils de Rafik Hariri dont l’attentat avait été un des facteurs des « troubles » de début 2005, et actuel premier ministre chargé de former un gouvernement depuis plusieurs mois) et les Forces Libanaises (chrétiennes). Le drapeau de ces dernières est omniprésent au carrefour Sassine à côté de chez moi.
Si vous êtes parti loin dans les méandres de wikipedia, tant pis, j’ai écris la suite en pure perte. Si vous me suivez toujours, je peux revenir à l’élection des amicales. Il y a une amicale de 11 personnes par faculté, chaque année (1°, 2°...) élisant quelques membres. Comme la faculté est à majorité chrétienne, s’affrontent principalement les partisans des Forces Libanaises et ceux du Front Patriotique (mais aussi du Hezbollah, car il y a beaucoup de chiites en gestion, ne me demandez pas pourquoi).
Comment se passent les élections ?
Tout d’abord, quand vous arrivez benoîtement à l’université, vous constatez quelque chose d’anormal. Il y a des militaires dans la rue, et ô surprise, juste en face du portail (il est 9h30 du matin), une douzaine de CRS avec leurs gros boucliers et leurs matraques. Ce jour-là, les sacs sont fouillés. Evidemment, c’est ce jour-là que vous rapportez un plat à tarte que vous aviez emprunté à des amis. Moment de solitude, mais celui qui ne comprend pas l’arabe n’est sans doute pas dangereux.
Ambiance.
Sur le vote proprement dit : l’administration veille au grain (les secrétaires bien sûr, mais aussi les directeurs, le vice-recteur...), mais il y a surtout une ONG nommée « Lebanese Association For Democratic Elections) qui surveille attentivement que chaque bulletin est correctement mis dans l’urne. Sans doute cette ONG est-elle un gage de validité du scrutin. Je discute avec une des membres et je traduis les principaux fragments de l’anglais au français rien que pour vous : que font-ils ? « nous recomptons les voix et validons le scrutin », que fait-elle dans la vie ? « je fais sciences politiques à l’Université Libanaise », ont-ils aussi des élections là-bas ? « nous en avions, mais il y a trop de partis et trop de monde à l’Université Libanaise, il y avait trop d’affrontements (« fights » en V.O.), donc il n’y en a plus ». N’allez surtout pas conclure que ce sont des gens incapables de faire un scrutin calmement qui viennent nous apprendre la démocratie.
Mais j’entends déjà vos questions enflammées : « Emile ! Pour qui as-tu voté ? Dans ton âme et conscience citoyenne, pour qui as-tu apporté ton soutien ? » Je m’esquiverai par une pirouette bien commode. En sciences politiques, nous n’avons pas fait d’élection. Etonnant, non ? En sciences politiques, la liste des membres de l’amicale était prête avant les élections, donc pas besoin d’élections. Une répartition équitable : 5/5 + 1 indépendant. Durant leurs études de sciences politiques, les étudiants libanais apprennent à confisquer la souveraineté populaire par les arrangements les plus vils, dans les coulisses. Voilà qui, j’espère, réconciliera les Libanais avec leur classe politique. Je me garderais de toute généralisation hâtive, mais jusqu’ici, beaucoup m’ont paru assez désabusés vis-à-vis de leurs représentants politiques : manipulés par les puissances étrangères, corrompus par celles de l’argent, éventuellement les mains souillées par les crimes de guerre commis et qu’aucune once de honte ne retient de se présenter aux élections.
En fin d’après-midi, les deux camps se regroupent au pied des bâtiments à enjeu (pas le nôtre, vous l’aurez compris). Il y a peut-être 120 personnes de chaque côté, dont une cinquantaine qui s’agite et qui crie des slogans à la face de l’autre camp. Une clameur salue chaque résultat : les 1ères années de gestion ont donné 2 « 8-mars » pour un « 14-mars ». Au hasard d’une discussion, vous écoutez pester contre le scrutin de listes, imposé cette année par la direction, au détriment du scrutin proportionnel, qui seul garantit le respect de la pluralité des opinions etc (des discussions de soirs d’élections, quoi). La nuit est tombé, l’ambiance se fait moins légère quand une bagarre a lieu devant la fac. Des morceaux de bois volent. Il y a assez de forces de sécurité pour calmer le jeu.
elections liberez nos camarades
Mais ce coup-ci, pas de bagarre générale à coups de chaînes. Chacun rentrera sagement chez soi. Ma coloc est invitée par sa déléguée pour fêter sa victoire. Magnanime, elle invite les deux autres élus qui ne sont pourtant pas de sa liste : tout le monde se voit tous les jours et s’apprécie. Point de combat chez les juristes.
Je devine dans vos esprits l’espoir déçu de la description d’un affrontement musclé. Je préfère n’en rien voir.
Pour couronner le tout, aux dires de nombreux étudiants, les amicales « ne décident de rien » ou, tout au plus, « font la même chose » (impressions qui s’appliquent parfois aux hommes politiques également).
Devant ce spectacle, une étudiante : « S’ils se conduisent comme çà, c’est un signe que ce n’est pas notre génération qui va régler les problèmes ».
Le lendemain, des CRS étaient encore là, moins nombreux. Il n’y avait plus l’armée et son canon à eau, ni les gendarmes, ni la police.
Aujourd’hui, tout semble rentré dans l’ordre.
Pour toi Léa Dony : jeudi dernier, j’ai tant pensé à toi ; mon jeudi culturel m’a amené, seul car toutes mes connaissances sont des philistins finis, au théâtre pour voir une pièce d’un jeune auteur libanais, qui paraît-il avait déjà écrit une pièce « appréciée à Paris » et « jouée au festival d’Avignon en 2004 ». Quel indicible malheur que de ne pouvoir partager à quelque oreille amicale et compatissante le néant que m’a inspiré cette pièce, pénible plagiat d’En attendant Godot de Becket avec à peine un ou deux coups de feux en plus pour donner du ressort à une intrigue si stagnante, et de ne pouvoir se sustenter avec toi au KFC de la place Sassine. Las, il y avait beaucoup de lycéens qui applaudissaient à chaque changement d’acte ( par ignorance ? par espoir que la pièce s’achève ? parce que la dernière action les avait fait rire ?). Toute ressemblance avec un événement ayant déjà eu lieu ne serait qu’une pure coïncidence.