Exemple de B.O. : https://www.youtube.com/watch?v=cGUv55GyKvI
Le dernier soir, il faut retrouver un taxi. Celui-ci est particulièrement peu aimable, mais il invite quand même son passager à participer au micro de sa compagnie « 2ello bil inglizi : kiss ukhtak akhouz charmouta, 3arifo sawté, anta 2ello bil inglizi, kiss ukhtak akhouz charmouta ». Il avait l'air vraiment mécontent.
Burj Hammoud, quartier arménien, toujours le paradis de la "Birkinstock" made in Lebanon.
« Mais alors pourquoi tu viens ? » La question a pu être posée avant le décollage, ou pendant ou après je ne me souviens plus. Mais qui n'est pas trop heureux de converser, ceinture attachée et air détaché, avec sa voisine, plutôt que de suer à grosses gouttes lorsque l'avion s'incline pour quitter le sol, durant ses secondes où l'on ne pense qu'au dernier vol du Concorde au XXème siècle ? « Au oui je suppose que pour s'amuser c'est bien... ». Ce n'est pas ce que j'ai dit, mais j'ai compris que la discussion allait tourner court, même si impossible n'est pas Français.
« Tu veux partir au Canada ? Pour étudier ? Pour travailler ? » Quand une dentiste associée trouve son travail routinier à Beyrouth, face au choix entre 3 villes canadiennes, l'Europe pour 10 ans, les mises à niveau pour exercer à nouveau, ce ne sont pas les fours à arc électrique de 100 mégawatts qui vont l'impressionner. Les cocktails Bloody Mary et les séries américaines auront traité ces sujets mieux que votre serviteur, qui dans un élan littéraire égocentrique (je rappelle que sur un blog, vous ne pouvez pas m'arrêter pour signaler les pléonasmes), s'interroge encore sur la question initiale et la pauvre réponse qu'il a dû fournir.
La réserve de cèdres de Tannourine, fermée au public et où je m'enfonçais jusqu'aux genoux dans la neige.
Que viens-je chercher au juste ? Certainement pas la pluie battante qui m'accompagne de Jbeil à Saïda, sans croire à la neige de Tannourine. Belle leçon après avoir annoncé autour de moi que j'allais prendre le soleil. Une journée entière les pieds trempés, à peiner dans le trafic démentiel, avec les bus et les taxis, à essuyer mes vêtements et la tentative de conversion à l'islam d'un marchand de miel : voilà ce que le sort réserve à ceux qui rêvent de Club Med. Bien fait.
Il faut fuir la grande ville, puis les grands axes. Il faut oublier la boîte automatique, mais pas la sortie du rond-point, sinon c'est direction Chiyah ou Chatila, un autre dépaysement. Ne pas laisser au vide-poches l'instinct d'orientation, l'esprit de déduction et le klaxon. Le naturel revient toujours au galop : je ne suis pas arrivé à Zouk Mikaël à 15km au nord de Beyrouth que déjà je double par la droite.
Au « mémorial de la Résistance » du Hezbollah sont exposées notamment des bombes à fragmentations qui auraient été prises à l'armée israélienne.
De retour à Beyrouth, je retrouve mon intermédiaire immobilier arménien, l'homme qui début 2010 nous a mis sur la voie de mon appartement du second semestre, devenu depuis une auberge de jeunesse (sans doute notre propension à ajouter des matelas au sol a-t-elle inspiré les voisins du rez-de-chaussée). En tant qu'artisan, il subit la concurrence des réfugiés syriens. En tant qu'agent immobilier, il constate la diminution des séjours d'Européens et de gens du Golfe. Au sujet de la météo, il m'explique un proverbe arménien « il y a toujours 2 hivers, un pour les catholiques, un pour les orthodoxes » : je comprends mieux son contexte économique. Et aussi qu'il ne faut jamais brûler tout son bois avant mars, mais les parallèles s'arrêtent, ma géométrie devient non euclidienne sous les effets du narguilé. Je repars choqué qu'il ait connu Cannes dans les années 1970 (« they put new flowers in gardens at 5 in the morning to have each day the city beautiful ») en tant que danseur folklorique pour un spectacle de Fayrouz. Il demeure heureux que je sois venu m'enquérir de sa santé, lui qui avait à l'époque eu une conjonctivite à cause des poussières de ponçage.
J'ai également trouvé un usage au cendrier.
Il est temps de retrouver la ville qui fête, déguste, boit et danse, même si en pleine semaine les salariés des organisations internationales n'ont pas toute leur énergie. S'il est un secteur d'activité qui ne connaît pas la crise, c'est peut-être celui-là. C'est une joie de les revoir, et une plus grande encore de les savoir épanouis dans un contexte difficile. Ces administrations ont ici le mérite d'exister.
Tranquillement, le séjour avance avec une vue imprenable sur la folie du monde. Toujours davantage de gens, venant de Syrie, d'Egypte, d'Inde, d'Ethiopie, des Philippines, ou d'où sais-je encore, conséquences des inégalités et conflits internationaux. Toujours cette présence intense du monde, comme cristallisée ici, dans la nonchalante quiétude requise pour supporter le "rythme" de Beyrouth. Ce séjour pourrait s'apparenter à ces vacances que s'offrent des binationaux et/ou expatriés aisés, distants de leurs proches de quelques heures d'avion seulement. Mais je ne suis pas revenu depuis plus de 5 ans, aucune famille ne m'attendait à l'aéroport pour m'emmener au village. C'est au contraire un premier exercice de patience et de négociation, les chauffeurs n'étant guère impressionnés par ce rouquin certes passablement arabophone mais à l'air hagard. Je reviens découvrir ce que je crois connaître parce que je l'ai déjà vu, sans m'en rappeler grand'chose. Dans un quartier connu, j'habite l'appartement d'un parfait inconnu où les choses me sont familières. Les meubles, les objets, le chauffe-eau que j'ai oublié d'allumer, les lampes laissées volontairement allumées : tout est fonctionnel malgré le décalage d'être étranger, commode malgré l'inconfort.
Mon premier investissement immobilier.
Le chien s'appelle Cowper. Affectueux labrador qu'il faut prévenir avant de poser la main sur la porte d'entrée, Cowper incarne l'âme du foyer. Cowper est aussi le nom d'un ingénieur britannique qui, au milieu du XIXème siècle, a mis au point un appareil de récupération de la chaleur des gaz de haut-fourneau, permettant de préchauffer l'air qu'on y injecte. Un « cowper » est une tour où le gaz et l'air, successivement, circulent dans des chicanes pavées de réfractaires. Cette alternance de fluides rappelleront à certains les humeurs des êtres humains, et ceux qui n'hésitent pas devant l'anthropomorphisme feront du cowper un des éléments qui rendent le haut-fourneau vivant. Cela, mon sympathique hôte l'ignore peut-être car le haut-fourneau est à Beyrouth ce que le falafel est à Hayange : un besoin criant. Mais tous nous l'avons bien compris, tant l'animal joue un rôle d'authentique médiateur, recevant les émotions de chacun dans le reflet de ses yeux et de sa truffe noirs. Pacifique maître des lieux qui laisse mon hôte ou moi partir en promenade, personnage étonnamment central du séjour, son absence fut un jour de pluie.
Une vue dans le Sud du Chouf. Les comédiens les plus habiles verront la mer.
Ou suis-je revenu pour une voix claire, de celles qui nous font rallumer le chevet pour écrire comme à l'adolescence ? C'est lorsque le son des poèmes résonne dans les claquements de portières des autos, que la clameur de la rue s'estompe à la montée d'un escalier. Alors mon ascension croisera sans les heurter des conversations indistinctes des badauds tandis que mes sentiments suivent une pente inverse. Je réapprends et savoure l'apesanteur qui en résulte. Il y a bien de l'inachevé dans chaque voyage, et certainement beaucoup d'inaccompli dans celui-là. Je déambule dans la nuit pluvieuse à la recherche des odeurs d'essence sur la végétation humide qui continuent à me griser. Mais plutôt que les billets et les coursiers, il faut aujourd'hui compter avec les messages téléphoniques pour prendre conscience du charme langoureux. Quand reviendrai-je maintenant ?
« Dieu te préserve d'en rire, Wilhelm ! Sont-ce là des fantômes ? Est-ce une illusion que d'être heureux ? »
Les neiges de la chaîne du Mont Liban, qui fondent en ce printemps comme mon vieux cœur à la pensée des amis. Bises à tous !
P.S. : le premier qui retrouve l'ouvrage comprenant la citation précédente sans recours aux NTIC (cet acronyme n'est-il pas so vintage?) gagne un repas libanais.